Relation_textuelle

Toutes les deux semaines, j'explore le domaine des émotions à travers des questionnements et des anecdotes personnelles inspirantes.

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Par Hanna Anthony
15 mars · 10 mn à lire
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Plus tard, il sera trop tard pour... lutter contre le harcèlement scolaire.

Il y a quelques semaines, j’ai rêvé de Charlotte, une fille qui étudiait dans le même collège que moi. Je me souviens de son teint toujours hâlé, été comme hiver, et de cette crinière brune qui se baladait librement sur ses épaules. Alors que nous étions adolescentes, Charlotte prenait plaisir à m’insulter et à se moquer de moi.

Dans mon rêve, je heurtais Charlotte, par mégarde, dans un supermarché. Elle se retournait, furieuse, et m’accusait de l’avoir suivie. Un rire nerveux m’échappait, je rétorquai qu’il était inutile de tout ramener à elle, que j’avais le droit de faire mes courses ici aussi. Charlotte s’éloignant non sans m’avoir toisée, une moue dédaigneuse sur le visage. 

Le rêve était si réel, si limpide, qu’à mon réveil, j’avais encore un arrière-goût amer sur la langue. Je me sentais embrumée, contrariée d’avoir été importunée. Exactement comme au collège, lorsqu’elle, Capucine, Juliette et Camille chuchotaient puis gloussaient sur mon passage, riaient dès lors que je prenais la parole en cours de latin, ébruitaient ma condition de « ringarde », de « nulle » et de « moche » auprès des autres élèves. 


Souvent, je m’imagine croiser Capucine, Camille, Charlotte, Nathan, et bien sûr, G… Une haine encore tenace m’habite à l’égard de ces fantômes du passé. Cette haine ne me consume pas, mais elle est là, en arrière-plan. Bien que je sache qu’elle conserve une importance qui n’a pas lieu d’être, plus de quinze ans après les faits, je ne parviens pas encore tout à fait à m’en départir.


C’est étrange comme les stigmates peuvent persister, des années après, alors que les souvenirs restent flous : leurs contours s’effacent, les détails perdent de leur netteté.

Une newsletter un peu spéciale

Ce mois-ci, Kessel Média, une super plateforme via laquelle j’envoie mes newsletters propose une édition spéciale. Pour inventer le jour d’après, ensemble, Kessel lance des newsletters engagées qui font écho à la phrase de Jacques Prévert : “Plus tard, il sera trop tard pour vivre”.

J’aurais pu écrire sur l’égalité hommes-femmes, sur la paix dans le monde, sur l’écologie, autant de sujets qui m’émeuvent, me révoltent, ne me laissent pas indifférente. Mais j’ai préféré écrire sur un thème qui me tient à coeur parce que je l’ai vécu. C’est pourquoi, j’ai choisi de disséquer la palette d’émotions et de questions qui composent cette période de ma vie : mes années collège-lycée durant lesquelles j’ai été brimée par mes camarades de classe.

En France, 700 000 élèves par an seraient victimes de harcèlement scolaire, soit 1 enfant sur 10.

Et encore, ce chiffre n’est pas actualisé. Il est difficile de trouver celui qui reflète la situation avec exactitude. En revanche, lorsque des drames se produisent, ils sont médiatisés. Et ce qui est sûr, c’est que des enfants sont morts du harcèlement.

Nicolas, 15 ans, harcelé, s’est suicidé en 2023.

Lindsay, 13 ans, s’est suicidée en 2023.

Lucas, 13 ans, s’est suicidé en 2023.

Dinah, 14 ans, s’est suicidée en 2021.

Et il y en a encore beaucoup. Beaucoup trop.

Depuis quelques mois, la lutte contre le harcèlement scolaire a pris de l’ampleur. Le Premier ministre Attal a d’ailleurs promis de s’engager contre le fléau des cours de récréation. Quand je suis ces nouvelles, j’ai toujours un petit pincement au coeur. Ça me catapulte dans un passé obscur, ça me ramène à une condition que j’ai cherché à oublier, mais qui me rattrape sans cesse : une ombre collée à mon dos.

Au commencement

Dans mon cas, comment ça a commencé ? Pourquoi n’ai-je rien dit ? Est-ce que j’impute trop de responsabilités à cet événement ? À ces filles ? À G. ? Est-ce que j’exagère ?

Est-ce que je brandis cette excuse pour justifier mes états d’âme ? Mes phases de déprime ? Est-ce que ça a vraiment impacté ma vie ? De quelle manière ? Est- ce que c’est moi qui y accorde trop d’importance ? 

Pourquoi lorsque je croise des adolescentes dans la rue, je les envie tellement que ça me brûle la gorge ? Pourquoi ai-je le sentiment que la moitié de ma vie m’a été volée ? 

Mon passé de ratée constitue peut-être la raison pour laquelle le roman The Great Gatsby, de F. Scott Fitzgerald figure parmi mes préférés. Gatsby et sa détermination, sa conviction profonde à tenter de rattraper le passé m’émeuvent. Probablement parce qu’il échoue, parce qu’il le paye de sa vie, parce que l’on sait tous : le passé ne se rattrape pas, même en mobilisant toute notre énergie.

Gatsby croyait en la lumière verte, en l’avenir orgastique qui, d’année en année, recule devant nous. Il nous a échappé cette fois ? Peu importe… Demain, nous courrons plus vite, nous tendrons les bras plus loin… Et un beau matin…

C’est ainsi que nous avançons, barques à contre-courant, sans cesse ramenés par le passé.

Pourquoi notre bouche demeure-t-elle verrouillée lorsque ces faits se produisent ? 

Le roman Les heures souterraines de Delphine de Vigan décrit le quotidien de deux personnages, dont Mathilde, qui subit un harcèlement virulent sur son lieu de travail. Son manager la dénigre au quotidien mais Mathilde ne dit rien. Elle se consume à petit feu… jusqu’à sombrer.

À trente ans, elle a survécu à la mort de son mari. Elle a quarante ans et un connard en costume trois pièces est en train de la détruire. (…) Depuis quelques mois, quand Mathilde rentre de son travail, il lui arrive d’observer les voies du métro, d’y accrocher son regard, de fixer les cailloux qui tapissent le sol, la profondeur du trou. Parfois, elle sent son corps qui bascule en avant, de manière imperceptible, son corps épuisé qui cherche le repos…


Le club équestre

J’ai douze ans. Je pratique l’équitation depuis quatre ans. Le club équestre constitue une représentation parfaite de la société, un microcosme agité par la lutte pour le pouvoir et la notoriété.

Et tous les coups sont permis, intimidation, violence verbale… les cavalières sont odieuses, des clans opposés se disputent un territoire commun. Quand je pénètre dans la pièce minuscule qui regroupe les casiers pour prendre mes affaires, elles me hèlent avec un « cassos » ou « mocheté ». Si bien que, lorsque j’arpente les allées du club et que je sens leur présence non loin, que ce soit pour aller aux toilettes, pour récupérer la selle du cheval dans la sellerie ou pour m’acheter une boisson à la machine automatique, mon coeur pique un sprint dans ma poitrine. J’essaie de me défendre, mais je n’y arrive pas, les mots que mes pensées formulent ne parviennent jamais à se frayer un passage à travers mes lèvres, ma voix n’a pas assez de puissance, elle est hésitante, inaudible. Aphone, la riposte est impossible.

Je vis avec la crainte de la remarque acerbe : un jour, elles me vannent sur ma parka fatiguée, la semaine suivante, elles critiquent mes boots sans marque, et celle d’après, c’est mon visage qui est moqué.


Un visage moqué. Un visage !?! Comme si on pouvait changer son visage, remodeler ses traits comme une pâte, le rendre acceptable. Moquer un visage…

Un dimanche, lors d’un concours d’obstacle, je heurte Claire par mégarde, une des pestes de la bande. Une grimace sur les lèvres, elle me lance « Dégage, SALE NÈGRE ! ».  ?!

Mais tout ça n’était qu’une espèce de préparation mentale à ce qui allait suivre. 

G.

J’ai treize ans. Je m’entends très bien avec un de mes camarades de classe, G. Nous sommes complices, je crois même que je développe des sentiments pour lui, un mini crush. J’aime nos fous rires dans le bus tous les soirs, nos cascades dans l’accordéon mou du véhicule à chaque virage. Un jour, G. me lance une blague qu’on pourrait croire inoffensive. Au fait de mes origines libanaises et sierra-léonaises, il me dit « Ça te dit un bon sandwich libanais ? Miam ! » en ricanant. Dans le fond, je sens que ce ricanement n’est pas normal, qu’il y a quelque chose de sombre dans ses yeux, dans le rictus qui déforme sa bouche. Un rire bienveillant n’emprunte pas ses sonorités au cri de la hyène, non ? Un rire bienveillant ne dure pas aussi longtemps, il n’est pas si insistant ? Il n’est pas contagieux, il ne déclenche pas l’hilarité et les regards de pitié des autres élèves. Un rire bienveillant ne suinte pas le mépris.

Et pourtant, je ris, moi aussi, en pensant que l’autodérision me permettra de conserver ma dignité. 

Puis le lendemain, c’est « sale gitane », repris en choeur par les autres garçons de la classe. Quand j’essaie de comprendre, de désamorcer le truc, pourquoi ? J’ai droit à un « casse-toi » comme si j’avais la peste. 

Ça a duré deux ans. Deux ans d’insultes, « mocheté », « l’affreuse », quelques gifles, quelques paires de lunettes brisées, un coup de casque de scooter. Sans oublier les filles du cours de latin, Capucine, Camille, Juliette et Charlotte et celles du club équestre. À quoi bon décrire ces deux années ? Il n’y a rien à ajouter, les jours se ressemblent, tristes, mornes, des jours de mort. Tant de fois, j’ai rêvé d’une autre vie. D’une autre moi. D’un autre visage. 

La peur de dire

Une après-midi, juste après le cours d’Arts plastiques, le professeur me demande de patienter quelques minutes avant de prendre congé. Tous les élèves se sont déjà échappés, depuis la cour de récréation, des cris résonnent. Le visage de Monsieur A. dégage une sympathie, avec son grand nez de personnage de dessin animé et son regard bienveillant, caché derrière ses lunettes à monture grise. Sur son menton, quelques poils se disputent. « Hanna tu es si douce, pourquoi dessines-tu des choses si sombres ? ». Je réponds que je ne sais pas. Un haussement d'épaules, je baisse les yeux, j’hésite à décoffrer les mots qui endolorissent ma gorge. Il se doute forcément de quelque chose, il ne peut pas ne pas les avoir vus, vus me jeter des boulettes de papier au fond de la salle et brandir le dessin de ma « roulotte de gitane » en jubilant, quelques dizaines de minutes plus tôt. Il les a vus, et il me suffirait d’une parole libérée pour enclencher la machine qui arrêtera le train infernal. Pourtant, je ne dis rien. 

Pourquoi ?

On a toujours honte de dire.

Honte de se plaindre, de brandir la délation pour seul moyen de défense, de ne pas savoir se défendre seul, de passer pour quelqu’un qui exagère, de passer pour une victime, ou peut-être de ne pas assumer d’en être une ?

Et aujourd’hui encore, j’ai honte. Honte de geindre comme ça, alors que, dans des contrées lointaines, d’autres vivent des calvaires sans nom. Honte d’avoir été moquée, mise à l’écart, honte d’avoir été une ringarde. C’est comme si ça m’entachait d’une tare, ça laissait sur moi les traces d’une vague empreinte de faiblesse.

Le professeur a le pouvoir de faire quelque chose. J’ai le pouvoir de dire. Alors pourquoi les mots, la vérité, restent coincés au fond de moi ? Pourquoi je ne dis pas simplement « ils me harcèlent, aidez-moi » ?
J’aimerais pouvoir secouer cette fille. La secouer vraiment. Elle est là, dans une salle de classe, seule avec un professeur et elle pourrait peut-être éviter à sa version adulte des difficultés, des séances de psy, une mésestime de soi, beaucoup de doutes, beaucoup de déprimes, et elle ne fait rien, elle ne dit rien. Elle fait la grande alors qu’elle n’est qu’au début de sa vie, elle sourit au prof, elle se détourne et elle fonce vers l’extérieur. Elle a loupé sa chance, mais elle ne le sait pas.

La fin

Un jour, G.  me frappe au visage avec son casque de scooter. Je saigne. Bureau de la directrice, mes parents ont la possibilité de porter plainte, mais je les dissuade.

Avais-je un gène de l’autodestruction déjà à l’époque pour les supplier de ne pas porter plainte, de ne pas ébruiter l’affaire, de la laisser se tasser, « ils vont arrêter, j’en suis sûre », alors qu’ils n’arrêteront jamais vraiment ?

Non.

On a toujours honte de dire. Et puis, ils m’ont insultée. J’ai été bousculée, giflée, frappée une ou deux fois. Mais dans le fond, est-si grave ? N’y a-t-il pas pire châtiment ?

On a honte de dévoiler, de déballer, d’être le plaignant, le chiant, le casse-couille, d’exagérer. Il faudra revivre le truc, décortiquer les détails sordides, tenter de faire lumière sur la cause initiale de la bataille, creuser dans le mental de chaque protagoniste, dresser son portrait, ses motivations, comprendre, mettre les mains dans ce truc dégueulasse qu’on voudrait oublier. Avoir mal.

Aujourd’hui, si j’avais une fille, je porterais plainte mille fois, dix mille fois, cent mille fois. 

Le harcèlement a officiellement cessé. Officieusement, j’ai porté ma réputation sur mes épaules comme un sac à dos rempli de pierres. Je l’ai cachée comme on tente de dissimuler une immense cicatrice sur son visage : avec peine. 

Réputation

Des années après, je suis amoureuse d’un adolescent de mon lycée. Nous nous fréquentons pendant quelques jours jusqu’à ce qu’il me ghoste du jour au lendemain. J’apprendrai plus tard que Nathan, un des harceleurs du collège, également inscrit dans le même établissement, lui a dit qu’il compromettait sa réputation s’il traînait avec moi, que c’était « la honte ». 

Quelles étaient les motivations de Nathan à ce moment-là ? Ne pouvait-il pas me laisser vivre mon court moment de bonheur ? Avait-il encore besoin de me priver d’un petit fragment de joie ? De me discréditer, à distance, de tirer de loin, lâchement, comme un sniper perché en hauteur, surplombant une scène d’amour ? Pourquoi tant de cruauté Nathan ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?


Deux ans plus tard, je discute par SMS avec Pierre, un type « rencontré » sur Caramail.com, guillerette. Je lui écris, le coeur sautillant, pour confirmer notre premier rendez-vous planifié le lendemain. Sa réponse se fait attendre, le vent tourne, mon coeur sautillant est maintenant à deux doigts de me sortir par la gorge. Pierre m’explique qu’il préfère annuler. Dépitée, je cherche à comprendre, je veux une explication. Le couperet tombe sur mon coeur offert : « Camille R., c’est une de mes potes. Elle m’a dit que tu étais une naze de chez naze et qu’on t’appelle « la gitane », donc je préfère annuler désolé ». Le coeur sautillant s’arrête net.

Une réputation, ça suit quelqu’un, c’est comme une ombre, ça colle à la peau. Tu as beau essayer de t’éloigner, de la distancer, elle reste là, elle suit chacun de tes mouvements. Et après, tu te convaincs qu’il y a écrit REJET sur ta gueule et que ça influence les décisions de tous ceux que tu croises. Et quand tu es rejetée, par un mec, un pote, un collègue, c’est comme si quelqu’un venait gratter ta plaie, pour que le sang sorte à nouveau, et ainsi, elle ne cicatrise jamais vraiment. C’est une plaie, sur une plaie, sur une plaie…

Après tout ça, ce qui vient, la suite logique de l’histoire, c’est le manque de confiance en soi. Quand on t’a répété, au club équestre, au collège, chaque jour, que tu es une merde, que tu es moche, forcément, tu te dis qu’il n’y a pas de fumée sans feu. 


Les séquelles

Quand c’est fini, en fait, ça ne fait que commencer : ton mental prend le relais. 

Dépression

Psy

Idées noires

Dysmorphophobie 

Angoisses 

Agoraphobie

Solitude

Timidité maladive 

Paranoïa 

Il y a quelque chose qui te conditionne à accepter la violence psychologique. Après tout, t’as encaissé, tu peux toujours encaisser davantage, non ?

Donc tu prends sur toi.

Je me suis toujours demandé si quelque chose d’imperceptible flotte dans les airs, un effluve de défaite, une odeur de fragilité, qui indique aux autres que t’as déjà plié le genou, que tu pourrais le plier à nouveau. 

Un jour, une copine m’a dit : « Ça se voit que tu manques de confiance en toi ». 

J’étais vexée. Vexée comme un pou. Pour moi, la traduction était : « Ça se voit que tu es une victime, une faiblarde, une naïve, une meuf qu’on peut entuber facilement ». J’ai changé de sujet, mais je me demande toujours ce qui se voit. Est-ce que ça se voit sur mon visage ? Est-ce que la vulnérabilité affleure de ma posture ? De ma gestuelle ? De ma voix ? Ma manière de m’exprimer traduit-elle une quelconque faiblesse ?

Un autre jour, un homme, Vincent, m’a dit : “Il y a quelque chose d’étrange chez toi. Une force qui cohabite avec une faiblesse”.

Est-ce pour ça qu’il m’a humiliée lorsque je suis venue dîner chez lui comme on va chez un pote, pas de séduction, juste des échanges amicaux, en me disant, une moue dégoûtée sur le visage : “Une meuf comme toi, je ne la baise pas, t’es pas assez jolie pour moi” ?

Est-ce pour ça que beaucoup de mes relations amoureuses ont foiré ? Que j’ai accepté des choses inacceptables ? 


Bobonne

Au début des années 2010, j’ai été en couple avec un homme pendant trois ans. J’ai vécu avec lui et j’ai tout fait pour lui. En gros, j’étais bobonne. Je faisais la vaisselle, je lavais ses vêtements, je m’attelais au nettoyage de l’appartement, à la gestion administrative de nos vies, je n’élevais jamais la voix, jamais un « non », je fermais ma gueule et j’y allais joyeusement même quand je n’en avais pas envie. Je ne voulais pas subir un rejet. Je voulais qu’on m’aime, coûte que coûte. Alors j’acceptais tout. Personnalité effacée.

Je voulais être parfaite, irréprochable pour être inattaquable.

La confrontation finale

Souvent, je rêve de G., de la cour de récréation, je me revois à treize ans. Je rêve de Juliette, Capucine, Camille. Des pestes du centre équestre. Je rêve de Nathan. Je rêve d’avoir une deuxième chance, une deuxième vie. Je n’ai pas vraiment intégré que je l’ai déjà et que c’est maintenant. C’est la vie douce que je mène aujourd’hui, avec une voix pour m’exprimer, un menton que je peux secouer pour exprimer mon désaccord, une force pour protester, une personnalité pour me défendre. Plus tard, il sera trop tard pour vivre.

Pendant des années, j’ai fantasmé une confrontation. Avec G. et les fantômes du passé. Dans cette séquence de vie alternative, j’étais dotée d’un mental fort, celui d’une femme de mon âge, logé dans mon corps d’adolescence. Et je répliquais, encore et encore, le visage mauvais, les sourcils froncés, un rictus sur les lèvres. 

Et c’est arrivé. Je l’ai revu. G.

Vous êtes-vous déjà imaginé recroiser cette personne qui vous a fait du mal ? Cet ex qui vous a brisé le cœur ? Ce boss qui vous a discrédité ?

Rêvant de pouvoir dire les mots qui étaient coincés en vous au moment où vous pouviez vous exprimer, formuler ce que vous vous êtes dit des heures après, avec le recul, tout au fond de votre lit, bien après l’ultime entrevue ? Ce moment où vous regrettez de ne pas avoir balancé ça et ça et ça. Ce que vous auriez aimé dire. Ce que vous n’avez pas dit. Les mots qui vous démangent, qui vous grattent encore la gorge. 

Ce jour-là, sur la plage, G. m’a vue. Nous nous sommes regardés. Et j’ai eu envie de le tuer, vraiment. De lui enfoncer la tête dans le sable. De lui mordre la joue, le visage. D’enfoncer mes ongles dans ses yeux pour lui arracher les globes oculaires. De poser mes mains sur son cou pour le voir suffoquer, le visage bleu. Suis-je la seule à m’imaginer tuer mon bourreau ? Avez-vous déjà eu des envies de meurtre ?

En réalité, je ne suis même pas capable de tuer une mouche. Ça me fait trop mal. 

Est-ce que G. se souvient de ce qu’il a fait ? Est-ce qu’il en a honte ? 

En tout cas, il s’est retourné. Il m’a esquivée. Il a contourné la friction. Lâche. 

Il m’arrive encore de rêver de l’affronter. Je sais qu’il tient un snack dans la ville où j’ai grandi. Je m’installerais à une table, une cliente ordinaire. Et je renverrais tout, sous d’absurdes prétextes. L’eau n’est pas assez fraîche. Le steak du burger n’est pas assez cuit. Maintenant, il est calciné. Il n’y a pas assez de fromage. Le goût est trop prononcé. La sauce est trop liquide. Le pain est rassis. Ma table est sale. L’odeur du liquide nettoyant me donne la nausée. Bref, trop puéril pour que je puisse sérieusement m’y résoudre.

Est-ce que Claire a pensé à s’excuser ? Et Capucine ? Est-ce que Nathan songe en rougissant à ce qu’il m’a fait parfois ? Est-ce que ça leur paraissait futile, inconséquent ? 

Est-ce qu’ils ont oublié ? Je crois que oui.

Relativiser

Ça aurait pu être pire. Dans le fond, tout va bien. Je n’ai été ni torturée ni mutilée. Je n’ai pas subi un viol collectif. Il faut relativiser.

...