Relation_textuelle

Toutes les deux semaines, j'explore le domaine des émotions à travers des questionnements et des anecdotes personnelles inspirantes.

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Par Hanna Anthony
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Chapitre 1.

Les klaxons d’un automobiliste pressé. Le mugissement du métro sur une ligne aérienne. Et toute cette foule qui l’engloutit : les passants foncent, à droite, à gauche, ils la frôlent sans la voir, la bousculent sans se retourner. Existe-t-elle encore ?

S’il la retrouve, il la tuera. Il fera de sa vie un enfer. La fraîcheur d’une bourrasque fait trembler ses membres. Elle sait qu’elle aura froid pour l’éternité. Les bras serrés contre son corps frêle, elle marche, hésitante. Se retourne. Scrute la foule, dévisage les grappes d’individus qui se précipitent dans une station de métro. Elle cherche son visage en chaque passant, persuadée qu’il est là, quelque part et qu’il s’apprête à fondre sur elle comme un rapace. Elle se hâte, il est dangereux de rester à découvert trop longtemps, il faut qu’elle se mette à l’abri des regards. Elle reconnaît l’effervescence de Paris, les grandes artères encombrées par les automobilistes et cette couleur grise, partout, mais elle ne se souvient pas de cet arrondissement. Les bâtiments, les rues et les commerces lui semblent familiers et inconnus à la fois. Elle entre dans un bar-tabac à l’enseigne miteuse, là où il ne viendra pas la chercher. Le Marigny. Seules deux lettres lumineuses clignotent encore faiblement sur la devanture rongée par les années. Un homme se trouve derrière le comptoir, elle ouvre la bouche et déverse quelques mots qui s’échouent sur le plateau criblé d’auréoles de bière, comme le haut-le-cœur qui précède les vomissements. « Il va me tuer, aidez-moi, je vous en prie ». Lui arracher les ongles un à un, sectionner sa « langue de pute » alors qu’elle sera encore vivante, c’est ce qu’il lui a dit. Il le lui a promis. Il la retrouvera et il la torturera. Elle se souvient de son regard. Un regard de meurtrier, quand il lui a lancé « je te retirerai tes intestins par les parties génitales, entre tes jambes, comme un serpent qui glisse, espèce de salope ». Une vague de fatalisme l’a submergée. Elle a songé à abdiquer. Se ranger. Se taire. Abandonner la lutte. Se laisser faire. Et mourir. Elle sait qu’il en est capable. Il est capable de tout.

Le gérant du bar secoue la tête. « Qui va vous tuer ? » lui demande-t-il, le front plissé. Les yeux vitreux de quelques individus, des types esseulés scotchés au bar, dont le visage creusé reflète la solitude, se braquent sur elle. Une attraction dans la torpeur de cette triste soirée de novembre, semblable à tant d’autres. Le prénom qui matérialise tout son calvaire, celui du succube qui hante ses nuits, est coincé au fond de sa gorge en une boule de désespoir. Ar-thur. Deux syllabes qui tentent de passer le barrage de ses lèvres, mais dont le son meurt sur le seuil de sa bouche. Face à son mutisme, le gérant au crâne dégarni lui demande son nom.  « Camille. » Un instant, sa mémoire se brouille. « Camille Deschamps. » Elle balbutie. « Ça a commencé… dans la maison verte ». L’homme lui demande ce qui a commencé, quand et quoi. Elle ne sait pas. Le temps n’a plus de prise depuis qu’elle a rejoint le Mouvement. Il lui a filé entre les doigts comme quelques grains de sable échoués au creux de la main, emportés par une rafale.  « Il nous a manipulés. Il nous forçait à coucher avec lui. Il a dit qu’il allait me tuer. J’étais… Je travaillais dans une entreprise de technologie. Il m’a poussée à quitter mon emploi. À travailler pour lui. La famille… » L’homme la regarde, sourcils froncés, une strie lui divise le front. Il ne comprend pas. Et Camille Deschamps ne sait plus vraiment ce qu’elle raconte. Est-ce vrai ? Ou était-ce un long cauchemar ? Il disait qu’elle était sa préférée. Sa pépite. Sa muse. Comme un roi qui concède un titre à un fidèle roturier. Dans le fond, c’est ridicule. Et une petite part de ce qui subsiste au fond d’elle, de sa raison, de sa lucidité, celle qui l’a poussée à fuir, un instinct de survie, le sait. Ma muse. Les larmes d’un rire nerveux fuient ses yeux. Comment a-t-elle pu avaler ça ? Il déclarait la même chose à chacune d'entre elles pour maintenir son emprise. 

L’homme qui lui fait face affiche un air ébahi. Elle a conscience qu’elle a l’air d’une folle, si fragile dans son pyjama bariolé et son fin K-way alors qu’il fait moins de dix degrés. Une vagabonde paumée avec son visage luisant, ses cheveux saupoudrés de pellicules, ses baskets trop grandes et son histoire incompréhensible, à dormir debout, dont des bribes sans chronologie s’échappent de ses lèvres comme des postillons dont on a honte. « Z’avez pas l’air bien, M’dame » articule le barman. Elle remarque son mouvement de recul, presque imperceptible. Ses yeux scannent les plaques rouges et boursouflées qui colonisent sa peau. Il déglutit, Camille comprend qu’il pense à junkie, une crackhead. Ce que Camille flaire, ce sont les relents de la peur. Cette peur arrondit les yeux de l’homme qui lui fait face, elle saccade ses gestes. 

Les jambes de Camille faiblissent, ses doigts aux ongles noircis s'agrippent au comptoir. Une vague nausée fait tanguer son monde. L’homme l’encourage à s’asseoir sur une chaise libre d’un signe de la main. « J’appelle les pompiers », l’informe-t-il, en attrapant son téléphone tandis que Camille obtempère. 

Un écran lacrymal brouille le regard de Camille. Le monde tourne autour d’elle. Son estomac vide se rebiffe. Elle ferme les paupières et le visage de sa mère fuse dans son esprit. Sa maman, qu’elle a ignorée parce qu’elle devait couper les ponts si elle voulait faire partie du Mouvement, prouver sa bonne foi, consolider son allégeance au groupe. Changer le monde avec les autres filles. Sa maman qui lui manque tant, après des mois, peut-être des années sans nouvelles. Les larmes labourent ses joues. Au-dehors, des lumières rouges et bleues strient le rideau opaque de la nuit. Une ambulance. Camille se laisse manipuler par les professionnels en uniforme. Le temps se distord, son esprit se détache. 

Maman. 

Camille lévite vers le plafond du bar depuis lequel elle remarque une fille aux cheveux gras, épaules voûtées, silhouette chétive. Son visage est marqué par des plis et des creux, les traces indélébiles de l’existence cruelle. Elle est escortée vers l’ambulance. Les contours de la vie lui semblent cotonneux. Tout a l’air immatériel, comme plongé sous une nappe de brouillard. Elle a l’impression de marcher, mais elle n’entend pas le son de ses pas, elle arpente un banc de coton. Elle se sent flottante, lointaine, comme si elle évoluait dans un rêve. Une distance, frontière transparente, non palpable, la sépare de la réalité. On examine ses bras, ses poignets, les creux de ses coudes. On plonge dans ses pupilles dilatées par la peur. On lui pose des questions. Encore des questions. Elle raconte son histoire de nouveau. S’il la retrouve, il la tuera. Elle est catégorique.

Un des ambulanciers se tourne vers un infirmier et décrète : « C’est une bouffée délirante aiguë. Un délire de persécution. »

Elle ne les écoute plus. Elle se remémore les dernières paroles proférées à sa mère : « Tu ne comprends pas, c’est un autre monde qui s’ouvre à nous, tu vis dans le passé. Il y a quelque chose d’autre, une nouvelle possibilité. Ce monde n’est pas le mien. » Et puis, elle sombre. 

Lorsqu’elle se réveille, le silence de la chambre d’hôpital lui remplit les oreilles. Une odeur de nourriture industrielle et de désinfectant imprègne l’air. Une femme, dont le badge indique Emma lui offre un sourire tendre. 

Elle se sent mieux. Les anxiolytiques ont agi, la vie a repris ses contours initiaux. Une forme de sérénité l’habite. Et elle se souvient de tout. Son ancienne existence, reléguée en second plan ces derniers mois, lointaine, comme un souvenir incertain dont on rejoue les séquences pour le raviver, lui revient avec une limpidité déchirante. Son discernement, autrefois effacé par les brimades et les dévalorisations constantes d’Arthur, a rejailli en elle. Elle n’a rien d’une folle. Elle s’appelle Camille Lucie Joséphine Deschamps et elle est née le 17 février 1990 à Lille. Autrefois, elle menait une vie banale, semblable à des milliers d’autres jeunes femmes. Jusqu’à ce qu’elle croise sur la toile le chemin d’un escroc, d’un charlatan, d’un gourou, d’un pervers. Arthur Perrier alias @Arthurgoodlife, l’influenceur aux sept cent mille abonnés. Et elle n’est pas la seule. Il y en a d’autres, là-bas, dans cette maison isolée quelque part dans la campagne tourangelle. Fadia, Lola, Louisa, Chloé, Soraya, Mélodie, Marie, Chloé, Lou... Qui scellent leurs lèvres par peur des représailles.