Je suis une "vicos".

À l'issue d'une soirée à Paris, je me rappelle être montée dans un Uber et avoir vécu une expérience singulière. Comme j'étais de bonne humeur et un peu éméchée, je me suis mise à échanger avec le chauffeur, un Sénégalais très enjoué. Il pleuvait ce soir-là et je me souviens des larmes de pluie qui glissaient le long des vitres.

Problemos
7 min ⋅ 17/11/2023

Le vaudou

L’homme, je ne sais plus pourquoi, commence à évoquer le vaudou, sur un ton alarmiste. Il m’explique que, dans certaines situations, il convient de redoubler de vigilance, de ne pas donner d’effets personnels ou même corporels (fluides, poils…) à une personne que l’on ne connaît pas. Celle-ci pourrait être mal intentionnée et… vous jeter un sort.

Il appuie ensuite son propos avec quelques exemples, et une légère inquiétude point dans le ton qu’il emploie, comme s’il avait lui-même été victime d’un maléfice. Ainsi, un chanteur sénégalais populaire aurait été abusé par une de ses groupies : celle-ci aurait récupéré le sperme du préservatif usagé pour lui jeter un sort et les malheurs se sont abattus sur lui, jusqu’à la déchéance totale.

Et toute la discussion de ce trajet s’oriente vers le surnaturel, les esprits, les sortilèges… Plutôt fun et intéressant. Ça sort de l’ordinaire “Bonjour Mademoiselle, vous avez passé une bonne soirée ?”.

Mon anecdote

À ce chauffeur Uber, je me livre et je décide de lui raconte une histoire à laquelle ses paroles font écho. Celle-ci s’est déroulée il y a quelques années, alors que je travaillais à Marseille. Au sein de l’entreprise, une collaboratrice nommée Inès rayonnait alors qu’elle ne faisait que des boulettes et n’en foutait pas une. Une de mes collègues, Marie, était persuadée qu’Inès avait envoûté tout le monde grâce à ses préparations culinaires : en effet, Inès ramenait à manger régulièrement pour les membres de l’entreprise. Sur l’ensemble des collaborateurs, seuls Fabien, Marie et moi ne mangions pas. Et nous étions aussi les seuls à conserver notre discernement face à une Inès paresseuse et peu investie, pourtant louangée et admirée par les patrons et le reste de l’équipe.

Un jour, Marie a retrouvé des cheveux noirs dans son Tupperware, calé au fond du frigo. Elle était sous le choc, convaincue qu’Inès essayait de lui jeter un sort parce qu’elle avait décelé sa fainéantise et qu’elle s’apprêtait à la dénoncer aux patrons. Bon, oui, cette histoire est allée loin et aujourd’hui encore, j’en ris. Je ne sais pas quoi en penser mais c’est vrai qu’Inès bénéficiait d’une clémence inouïe de la part des boss, et ça défiait vraiment l’entendement. C’était… fou.

Ce soir-là à Paris, mon trajet avec ce chauffeur Uber s’est achevé. Je ne sais pas si je croyais vraiment à ses histoires, mais il m’a arrachée un léger sourire. Pourtant, ma mère, qui est Libanaise née en Afrique noire, me réprimande encore quand je n’écoute pas son fameux conseil : “Ne te coupe JAMAIS les cheveux ou les ongles le soir, parce que, pendant la nuit, les personnes malveillantes les récupèrent et vont te “faire du JUJU”” (à prononcer Djoudjou).

JUJUMAN : nom que l’on donne à celui qui s’adonne au vaudou et à la magie noire en Afrique.

D’ailleurs, ma grand-mère paternelle, d’origine sierra leonaise, croyait dur comme fer au vaudou. À plusieurs reprises, au cours de sa vie, elle a pensé être victime de JUJU.

Et quelque part, peut-être suis-je un peu imprégnée par ce postulat, moi aussi, malgré moi, et qu’il s’exprime sous la forme de ces fameuses “croyances limitantes” dont on parle tant en développement personnel aujourd’hui.

En effet, en dépit de toute ma volonté, de toute ma raison, et de toute l’objectivité dont je tente de faire preuve lorsque mes émotions me submergent, j’ai une grande tendance à me considérer comme… une VICOS. Une victime, une femme maudite, dont l’unique fée qui se serait penchée au-dessus du berceau à la naissance, dans cet hôpital de Nice, Saint-Roch le 31 mai 1989 à 12 h 00 , est une véritable connasse sans coeur, qui ricane à l’heure actuelle, dès que je m’agrippe au bonheur et qu’il se fait la malle.

Pourquoi tant de pessimisme ?

J’estime ne pas avoir trop mal démarré dans la vie. Fille d’immigrés, mes parents n’avaient pas un rond en arrivant à Strasbourg. Malgré cela, ils ont réussi à se démerder. Ils sont passés de “pauvres occupants d’un HLM qui pue la pisse, aux murs tagués d’obscénités”, contraints d’interchanger les étiquettes au supermarché pour régler 10 francs un produit qui en valait en fait 23, à la CSP ++, avec une maison dotée d’une piscine à Aix-en-Provence.

J’avais donc pas trop mal commencé dans la vie, puisque quand j’ai atteint l’âge de dix ans, mes parents étaient déjà transfuges de classe. De fait, je n’étais pas condamnée au HLM, aux trajets interminables depuis la cité jusqu’en ville, tout ça pour venir grappiller quelques paillettes, avant de retourner errer dans la tristesse de mon bloc de béton gris. Non, j’ai vécu la majorité de ma vie à Téteghem, la ville à la campagne. Certes, cette bourgade est située à proximité de Dunkerque, une ville honnie par la France entière. Dunkerque, aux yeux des gens, c’est le prolétariat, c’est les bâtisses aux briques rouges, c’est la consanguinité et les cassos bien imbibés qui ne savent pas aligner une phrase correctement. Mais moi, j’ai aimé vivre à Dunkerque, jusqu’à un certain point.

Au collège, les choses se sont un peu gâtées, comme une banane qu’on oublie dans la corbeille à fruits. J’ai été harcelée pendant deux ans et les brimades répétées m’ont lentement ôté le souffle de confiance en moi qui commençait à poindre, à une période charnière de la vie où chaque individu tente de se construire. Cet événement m’a laissé une rancoeur au fond de l’âme, quelque chose de gris, un résidu de négativité parfois difficile à éradiquer.

Une banande pourrieUne banande pourrie

C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à voir la vie à travers un prisme et c’est comme si le mien était tout noir, souillé.

À travers ce prisme, cette lunette aux verres rayés par la mélancolie, les éléments positifs sont perçus comme tout petits, tandis que les déconvenues prennent des proportions gigantesques. Les succès passent inaperçus, ils sont intégrés, puis oubliés sans même être célébrés. En revanche, dès lors qu’il y a un barrage, un obstacle qui me barre la route, il semble aussi haut, aussi menaçant qu’un Tyranosaurus Rex. Ce sont des relents, des relents de ma période victime, un peu puants, qui reviennent me hanter régulièrement.

À de nombreux moments, ce prisme noir m’a poussée à me demander, avec une ferveur qui s’apparente presque à de la folie ou à du mysticisme, si la CHANCE existe. Et si oui, est-on condamné lorsqu’on ne bénéficie pas des grâces du divin ?

Est-ce possible d’admettre et de prouver que je n’ai pas de chance, ou est-ce une vue de mon esprit ?

J’ai fait énormément de recherches sur Google : “La chance existe-t-elle ?”. Les réponses suivantes sont apparues :

“La chance, ce sont des statistiques.”

“La chance est une explication que veut donner le cerveau humain à des événements qui se produisent.”

“ La chance, finalement pour un individu, c’est un hasard heureux.”

En fait, la chance n’existe pas. On utilise l’expression “avoir de la chance” quand les espérances d’une personne, ses souhaits, ses aspirations, se produisent par hasard. Mais elles auraient aussi pu ne pas se produire. C’est la roulette russe.

Les malheurs de Sophie Hanna

Si je résume les éléments pour lesquels j’estime ne pas avoir eu de chance :

  • j’ai été harcelée au collège par mes camarades de classe et, durant la même période, au centre équestre dans lequel je montais à cheval

  • j’ai eu des galères amoureuses pendant trèèèèèès longtemps

  • à 25 ans, j’ai été jetée par mon mec après qu’il m’ait trompée avec une de mes amies

  • à 27 ans, j’ai été manipulée et agressée sexuellement par un pervers narcissique

  • j’ai passé le concours de l’ENM après avoir bûché H24 et j’ai manqué les oraux de 0,5 points

  • j’ai publié un premier roman dans une maison qui m’a arnaquée

  • mon deuxième manuscrit, très apprécié par mes pairs et mes amies écrivaines, dans lequel j’ai soigné chaque mot, chaque putain de virgule, a été refusé des dizaines de fois (zut alors !)

  • au moment où j’ai décidé de quitter ma boîte pour devenir indépendante, trois autres personnes de mon équipe décident de la quitter à leur tour pour devenir indépendants, devenant de ce fait mes concurrents directs sur le mini-marché de niche qu’est mon métier

  • j’ai pas de thunes et je tombe toujours sur les missions ou les jobs dans lesquels je suis mal payée

Globalement, j’ai souvent eu le sentiment d’être près du but, puis de passer à côté.

Ma vie consiste donc à effleurer mon rêve, puis à l’empoigner fermement avant que celui-ci ne parvienne à se faufiler entre mes doigts. Grrrr.

Pendant un moment, j’ai même cru que… oui j’avoue… que j’avais été vaudouisée. Après tout, j’ai vécu au Togo quand j’avais trois ans. Peut-être que… peut-être qu’un type, un grand sorcier s’est dit : “celle-là, je vais lui péta son avenir”. Je me suis dit, bon, si ma grand-mère y croyait, alors peut-être qu’il y a une part de vrai ? J’ai ensuite cru qu’un esprit maléfique rôdait autour de moi. Ou que quelqu’un m’avait jeté un sort. J’y ai vraiment cru, avant de secouer la tête et d’avouer la vérité, dérangeante.

Soyons raisonnables

Parce que oui, en fait, quand on y réfléchit, est-ce vraiment de la malchance ?

Non. Je pense que c’est juste la vie. Et oui, certains bénéficient de hasards favorables, de ceux qui les arrangent parce qu’ils épousent parfaitement leurs aspirations personnelles, ça arrive, mais c’est le hasard. Comme cette Bretonne qui a gagné 120 000 000 d’euros juste après avoir été licenciée, il y a quelques semaines.

Et certains objectifs sont aussi plus difficiles à atteindre que d’autres.

En amour, un passé trouble peut laisser des séquelles qui poussent le protagoniste d’une histoire à se réfugier dans le même cocon, sans cesse, cocon qui est en fait un schéma foireux.

Le manque de confiance en soi nous amène forcément à nous laisser embobiner par des personnes malveillantes.

Le concours de l’ENM est réputé très difficile à obtenir.

Publier un manuscrit dans une maison prestigieuse de nos jours sans réseau, c’est le parcours du combattant.

Et pour les jobs sans thunes, que dire ? Travailler dans une grosse banque ou une grosse boîte relève du suicide pour moi donc… ciao ciao, je passe mon tour.

Et voilà.

Je ne suis pas une victime. Je suis simplement enfermée dans un prisme, probablement à cause de mon passé, qui me fait ressentir chaque petit “échec” comme un coup de poignard, asséné encore et encore dans une plaie béante.

Je n’ai pas été vaudouisée.

Personne ne m’a jeté de sort.

Peut-être que le problème vient aussi de la société, des réseaux sociaux dans lesquels on expose toujours le bonheur. Instagram et tout ce bonheur dégoulinant, laqué, retouché, corps parfaits de bombasses, lisses, vies trépidantes, sourires éblouissants, mer, soleil à gogo, beautés radieuses, couleurs chatoyantes, voyages. Pareil sur LinkedIn, oui, parce que j’en ai ma claque de cliquer pour découvrir comment Machin truc bidule a fait 100 000 euros de chiffres d’affaires en un mois, ou la success story de Bibi, 23 ans, qui a levé 230 000 000 d’euros avec sa première boîte.

Peut-être que si on nous montrait plus d’échecs, de cassages de gueule, de boîtes qui merdent, de vies normales, on se dirait pas qu’on a pas suffisamment de chance ou on ne se plaindrait pas que “le bonheur n’arrive qu’aux autres”.

Et finalement, on rebondit toujours après un échec, et il nous pousse à faire plus, faire mieux. À mes yeux, c’est dans les échecs qu’on peut puiser de la force, une force qui nous galvanise, la rage des damnés quoi. Et deux choix s’offrent aux déçus : l’aigreur ou la détermination.

Conclusion

La conclusion, c’est qu’au lieu de dire que j’ai été vaudouisée par le Jujuman, je ferais mieux de regarder toutes les choses positives qui scintillent dans ma vie, mais que je ne vois même plus, trop occupée à décortiquer mes petites déconvenues.

Voilou.

À dans deux semaines pour de nouvelles aventures. Cette fois-ci, ce sera sur la féminité.

C’est quoi être féminine aujourd’hui ? Se sentir féminine ?

Bisous ! <3

Hanna

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Par Hanna Anthony

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