Féminine.

1995 J’ai cinq ans, ma sœur en a deux. C’est le jour de la photo à l’école maternelle dans laquelle nous sommes scolarisées. Le photographe me fait entrer dans la pièce et me propose un siège. Il s’adresse ensuite à ma sœur et lui dit, en me désignant d’un mouvement du menton « Viens, mets-toi à côté de ton frère ». Ton frère. Frère. FRÈRE.

Problemos
6 min ⋅ 01/12/2023

Mets-toi à côté de ton frère 

Ce jour-là, je suis vexée comme un pou mais je ne dis rien. Je me contente de refouler la piqûre. Et c’est vrai que je ressemble à un mec avec mes cheveux courts, presque ras, mon mono-sourcil naissant, mon pantalon informe, ma polaire verte et mes oreilles dénuées de bouclés ou de brillants, n’importe quel bijou qui viendrait contrebalancer cette apparence masculine. 

 Je suis ce que l’on appelle communément à cette époque un « garçon manqué ». 

Je n’aime que le VTT, grimper dans les arbres, les voitures téléguidées ou en circuit, traîner avec Romain K. et Quentin L et pratiquer toute activité effrayante, risquée, rapide qui aboutit inévitablement à des tibias souillés de terre ou un genou écorché. 

Ma mère voulait-elle un garçon ? 

Il y a six ou sept ans, en pleine crise existentielle (surviennent tous les ans à propos de mon job, mes envies, la vie), j’ai soudain appelé ma mère pour lui poser une question saugrenue. « Maman, est-ce que tu voulais un garçon quand j’étais dans ton ventre ? ». J’avais la conviction profonde que j’aurais dû être un garçon, sans pour autant me sentir mal dans mon sexe biologique. Je n’ai jamais eu l’intention de me faire greffer un pénis, de changer de sexe ou quoi que ce soit. Mais à cet instant, je me suis dit que je devais être un garçon et que quelque chose avait foiré. Je cherchais une explication au fait que, encore aujourd’hui, je me sens garçon. 



Devient-on féminine par goût ou par conditionnement ?  

Je suis restée un « garçon » à l’intérieur jusqu’au collège. Je n’ai pas choisi de devenir féminine par goût, par appétence pour le maquillage, le rose ou les paillettes. J’ai simplement intégré que pour être acceptée des autres, il fallait être jolie et que passer par la case féminité alliée à la coquetterie pouvait aider à l’atteinte de cette quête universelle.

À treize ans , j’ai compris que le jean tout mou, qui tombait mal sur mes baskets Décathlon fatiguées, la doudoune trop large, les cheveux peu soignés, ni lisses, ni bouclés, sous le joug de l’élastique qui chatouille la nuque, la glabelle velue, les poils sur les bras et jambes, tout ça, ça n’allait PAS le faire. Pas plus que la ‘stache au dessus de la lèvre supérieure. 

Voiture volée, vous connaissez ? 

À la faculté, je suis devenue excessivement féminine. Comme s’il fallait venir compenser ma jeunesse de Tom boy. Un cliché ambulant. Maquillée comme un camion volé, du fond de teint, du blush, du fard à paupière, du khôl, du mascara, sans oublier le gloss. 

À cette époque, mes pieds sont constamment nichés dans des chaussures à talons : sans ces excroissances de semelle, j’ai l’impression d’être un homme. Mais vraiment. Alors je me défonce les pieds, tant que c’est esthétique ça me va. Il faut souffrir pour être belle non ? N’est-ce pas ce que l’on nous a inculqué depuis notre plus jeune âge ? Les décolletés ne me posent aucun problème, montrer la chair bombée de mes seins, c’est féminin. Quant aux robes, les plus moulantes me nimbent d’une aura de sexiness qui me galvanise. Ce que je ne sais pas c’est que la frontière entre vulgaire et sexy est très fine. Et aujourd’hui, en regardant ces photos, je me trouve vulgaire. 


Mais pourquoi s’infliger ça ?

Durant combien de soirées ai-je attendu avec impatience ce moment divin de libération de mes pieds, qui se glissent enfin hors de mes talons ? Ces pauvres pieds, fragilisés, kidnappés depuis des heures, excessivement surélevés, tapés avec tant d’engouement sur le sol de dancefloor crasseux ? 

Combien d’orgasmes des pieds ai-je eu en retirant l’instrument de torture communément appelé talons aiguilles ? 

Pourquoi ai-je cherché des années durant une alternative à ces jeans slims si moulants qu’ils semblent cousus sur mes jambes, que ma culotte part avec lorsque je tente d’en retirer un, qui me compressent le bide et m’empêchent de respirer correctement ?

Est-ce qu’un t-shirt moulant, qui étouffe mes aisselles et sur lequel se dessine deux auréoles acides est-il vraiment plaisant à porter ? 

Non, non et re-non ! Mais c’est ce qui est étiqueté féminin. 


Tout a changé 

Au fil des années, j’ai arrêté de me travestir. J’ai troqué mes talons inconfortables pour des bottes plates, un peu masculines, je suis revenue à mon ancienne moi. Ça ne m’empêche pas de continuer à aimer le vernis, les paillettes, les boucles d’oreilles dorées, les jolies choses, la couleur rose.

Mais je ne me fais plus violence pour être féminine à tout prix. Je n’arrive plus à porter un décolleté, ou difficilement. Lorsque ma robe est trop moulante ou que mon short dévoile un peu trop mes cuisses, je me sens mal. Je me sens NUE. Je n’y arrive plus.

Et je sais exactement pourquoi. Ça a commencé en 2015.

Paris, 2015

Septembre. J’arrive à Paris, fraîchement célibataire.

Je rencontre B. à une soirée. B. me plaît. B. me fait croire qu’il m’apprécie mais je comprends rapidement qu’il veut coucher avec moi, et rien de plus. Les jours défilent. B. ne me propose que des rendez-vous tardifs, à la dernière minute ou propose de passer chez moi à l’improviste. Lorsque je suggère une exposition ou une après-midi balade à B., B. se dérobe. Un soir, lors d’un dîner, B. ivre mort m’enferme dans une chambre, verrouille la porte et me saute dessus. Heureusement, une amie parvient à interrompre l’agression.

Quelques mois plus tard, je rencontre J. sur une app de rencontre. Nous buvons un premier verre, J. semble charmant. Après deux ou trois sorties, J. m’invite à passer l’après-midi chez lui. Je ne suis pas sûre, mais j’accepte quand même. Sur place, J. me dit à peine bonjour, il me saute dessus et tente de me déshabiller. Je finis par quitter l’appartement : ses yeux fous m’effrayent.

Et deux autres anecdotes, similaires, qu’il est inutile de décortiquer.

Lentement, subrepticement, semaine après semaine, j’ai cessé de m’habiller d’une manière trop « féminine ». Les robes d’hiver avec collants noirs et bottes à talons « des bottes de putes » comme les appelaient mes collègues étaient mon uniforme hivernal préféré. La dénomination de « bottes de pute », c’est peut-être là que le bât blesse ?

En cinq ans, j’ai fait face à tant d’expériences désobligeantes que j’ai fini par ostraciser mes décolletés, par bouder mes escarpins. Durant un temps, les robes ont été pendues dans mon armoire, comme les drapeaux d’une nation perdue. Moi qui passais ma vie juchée sur des talons quelques années plus tôt, j’ai abandonné ceux-ci et ils gisent au fond de mon placard.

Un café avec Ludivine

Il y a deux semaines, je me rends à un brunch avec une amie Ludivine. Nous discutons maquillage et féminité, évoquant notre conditionnement vestimentaire : nous ne chaussons plus de talons, ou rarement, mais nous portons encore des habits moulants, suggestifs, alors que rien ne nous oblige à le faire. Nous déplorons l’inconfort de certains d’entre eux (la dentelle par exemple, quelle horreur !) mais nous nous obstinons parce que c’est ce qui est érigé par la société au rang de beau / acceptable / joli / féminin. 

Finalement, sans le regard des autres, peut-être esquiverions-nous certains vêtements, certains tissus, certaines coupes, plus près du corps. Le problème c’est que nous sommes tiraillées entre deux envies. Celle d’être jolie et féminine, de laquelle découle aussi une envie de plaire et de se plaire et, d’un autre côté, l’envie de porter ce que l’on veut. Et le fait d’être jolie et féminine provient des diktats de la société, eux-mêmes véhiculés par les réseaux sociaux, les séries, les films et Hollywood dans le temps.  Ce sont les hommes qui ont glamourisé certaine tenues. Jamais une femme ne déciderait sciemment de laisser une ficelle lui rentrer dans les fesses, juste pour le plaisir, n’est-ce pas ?


Regardez moi !


Récemment, je me baladais aux abord du lac d’Annecy lorsque mon regard a été attiré par une femme en tenue de sport qui arpentait le ruban de bitume de la promenade. Ses fesses étaient engoncées dans un jogging très moulant en dessous duquel même une taupe aurait pu distinguer un string. Le top de la jeune femme était très court, ce qui fait que le dessin de ses fesses, excessivement bombées, était ostensible. D’ailleurs, loin de moi l’idée de juger, mais il me semble qu’elle souhaitait mettre son postérieur en avant, que la sur-visibilité de son attribut était volontaire. 

Sans la critiquer, ça m’a amenée à me poser une question : qu’est ce qui nous pousse, nous les femmes en particulier, à dévoiler notre corps, à suggérer nos courbes ? Pour quelle raison est-on assujettie à cette volonté d’exhibition (ou de suggestion volontaire), se manifestant par le fait de :

  • Porter des pantalons qui font un « joli cul » à tout prix

  • Suggérer les courbes de notre corps à travers des vêtements très près du corps

  • Porter des sous-vêtements en dentelle qui gratte 

  • Porter des talons qui endolorissent la plante des pieds 

  • Dévoiler son ventre, son nombril, la naissance des seins

  • Porter des robes et des collants en hiver, quitte à avoir froid

Pourrait-on imaginer un homme qui dévoile son corps ainsi ? Qui porte des crop-tops, qui choisit son jean en fonction de la manière dont il met en valeur le galbe des fesses ? Qui porte des sous-vêtements inconfortables ? Des jeans qui lui broient les testicules ?

NON.

En conclusion, on en revient à cette volonté d’être féminine et sexy, de coller à ce qu’est la féminité de nous jours, de porter ce qu’il faut. Volonté qui a justement commencé à m’imprégner lorsque j’avais douze ans. 

Finalement, je réalise que je suis conditionnée certes et qu’il est difficile pour moi d’abandonner certaines habitudes.

Mais le tout, c’est peut-être de savoir prendre du recul sur ce que l’on porte et pourquoi et d’être aligné avec ses propres principes et qui l’on est à travers nos vêtements. Je sais que je ne porterai plus certains habits ou accessoires car ils ne correspondent pas à mes valeurs ni à ce que je veux montrer de moi. 

Et vous ? Qu’est-ce que ça vous inspire ? Vous êtes vous déjà posé cette question ?

Merci de m’avoir lue !

À dans deux semaines, pour une newsletter sur la manipulation, et comment j’ai été manipulée.

Suspense…


Et sinon… 📖

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Par Hanna Anthony

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