Garder le contrôle.

Dompter ses émotions, ne pas les dévoiler. Serrer les dents quand ça fait mal. Ne pas laisser apercevoir à l’autre que la façade se craquèle, ravaler les larmes. Sourire même quand ça va pas. Ne jamais offrir les brèches qui fissurent notre âme à la vue, au risque qu’une personne malveillante, semblable à un virus, y pénètre pour vous infecter.

Problemos
8 min ⋅ 01/03/2024

Garder le contrôle

À partir de quel moment sait-on que l’on doit se contrôler son image en société ? Ne pas se montrer nu en public ? Ne pas parler trop fort ? Ne pas péter ? Se montrer sous son meilleur jour ?

Pendant l’enfance, nos parents nous inculquent à vivre en société et à faire attention au regard de l’autre. Et après ?


Collège et lycée

Il me semble qu’à cette époque, je n’avais pas conscience de la nécessité de contrôler mes gestes, mon visage : de ne pas rire trop fort, de rester raffinée, de ne pas pleurer en public…

D’ailleurs, je ne contrôlais pas du tout mon image. Je me rappelle de certains vêtements que je portais absolument ringards, par exemple, mon pantalon à carreaux oranges, une nappe de grand-mère informe, mais aussi d’une mèche de cheveux que j’avais coupée nette juste devant sur le front, parce qu’elle me dérangeait. J’arborais ainsi une drôle de coupe de cheveux, avec cette petite toison à ras, pile au niveau de ma raie capillaire, sur laquelle je prenais plaisir à passer le doigt pour sentir le velours de mon crâne.

Je me souviens également de mes lunettes à monture verte qui me donnaient vraiment un air candide, celui qui est perpétuellement imprimé sur le visage des pré-adolescents qui baignent encore dans l’innocence, pas tout à fait corrompus par la cruauté du monde, trop gentils, sans défense.

Je ne me souciais de rien, je déambulais dans la cour de récréation ou les ruelles paisibles du village sans penser que mon image déterminait ma valeur sociale. Je pense que je l’ai réalisé le jour où Leslie m’a dit : «  tu es vraiment très moche, en plus tu as de la moustache ». Certains connaissent déjà cette anecdote que je me plais à raconter. Je ne sais pas pourquoi elle m’a marquée, tant que j’en revois encore les détails avec une limpidité déchirante. À 16 ans, j’ai compris d’où provenait la valeur des élèves dans le microcosme de la société du lycée : des vêtements de marques qui recouvraient les corps plus sculptés, des sacs à main qui pendaient sur le bras de ces demoiselles, de leurs longues chevelures lisses, de l’harmonie de leur visage, mais aussi de leur façon d’être. Il y avait par exemple Juliette, cette fille dotée d’une voix très grave, presque surprenante, qui jaillissait de ce petit gabarit, créant la surprise chez l’interlocuteur. Juliette envoûtait les lycéens grâce à sa voix rauque. Il y avait encore Lise, cette grande blonde au corps de félin, qui, par ses tenues toujours accordées et élégantes, ses vêtements griffés, suscitaient l’admiration. Je voyais bien que je n’avais rien des marqueurs sociaux nécessaires à mon intronisation dans le milieu des lycéens branchés.

Mes vêtements étaient quelconques, ma personnalité sans reliefs, je n’avais pas assimilé les codes.

À partir de la faculté, je dirais que j’ai basculé de l’autre côté du miroir. J’ai commencé à contrôler mon image, mes propos, ma façon d’être, ma posture. À ce moment-là, tous mes faits et gestes sont passés au crible, les mimiques de mon visage, les inflexions de ma voix, la vibration de mon rire, mes gestes, ma démarche : je n’ai été personne, je veux devenir quelqu’un. C’est ainsi que j’ai basculé dans l’OVER contrôle de tout. Jusqu’à ce que l’on m’appelle « Poker face ». 

  • On se redresse, on ouvre les épaules pour ne pas être voûtée

  • On fait attention à son style, son physique, sa démarche

  • On veille à montrer une bonne image de soi, toujours

  • On parle comme il faut, avec les bons mots

  • On ne rit pas trop fort, on ne parle pas trop fort

  • On s’adapte à tout et à tout le monde

  • On n’affiche JAMAIS ô grand JAMAIS sa douleur, sa détresse, ses failles et sa vulnérabilité aux autres


Résistance à la douleur

Je me rappelle en particulier de cet après-midi grisâtre durant laquelle je me suis tordue la cheville en faisant du longboard le long des quais de Seine. La douleur a été si forte, si violente que j’ai eu envie de vomir. Je n’ai pas crié. Je trouvais cela impudique de montrer mes émotions en public, j’ai retenu le hurlement prisonnier, à l’intérieur de moi.

De la même manière, je me suis cassé le bras au mois de janvier. La douleur a été vive, implacable. Je n’ai ni crié ni gémi. Personne n’a pu croire que mon os était fracturé. En toutes circonstances, je ressens cette nécessité absolue de rester digne. Peut-être parce que j’ai été brimée, moquée, poussée, ostracisée dans le passé. Peut-être parce que j’ai déjà trop pleuré en public dans la cour de récréation lorsque Gérard m’assenait un coup sur le nez avec son casque ou délogeait mes lunettes de mon nez d’une gifle, et que les autres élèves ricanaient ou me jetaient un regard empli de pitié.

Je veux garder le contrôle.


Les manifestations d’émotions en public = perte de contrôle ?

Aujourd’hui, je ne peux nier que les manifestations d’émotions en public me mettent mal à l’aise. Par exemple les démonstrations de joie qui égayent l’atmosphère d’un mariage m’embarrassent, je les trouve cheesy, too much, excessives. Mais cheesy, c’est le mot qui me revient le plus souvent. J’ai conscience que c’est bête, infondé, naze, mais c’est ce que je ressens.


Souvent, je m’imagine recevoir un coup de fil de la maison d’édition dans laquelle je souhaite publier mon roman Voler les âmes. J’imagine une joie intense, sans pareille, vibrante qui parcourt mon corps. Une chaleur qui me prend et me transporte comme une ivresse. J’imagine que je crierai de joie, que je danserai dans mon salon, que j’aurais envie de hurler à la fenêtre. Mais je sais que la réalité sera toute autre : je sourirai simplement et je me dirai intérieurement : « Super je suis ravie ». 

Pourquoi ? 

J’ai toujours eu le sentiment, à tort, évidemment, que montrer ses faiblesses, sa vulnérabilité expose au danger. Si vous êtes vulnérable, vous êtes attaqué par certaines personnes malfaisantes. C’est d’ailleurs ce que je raconte dans un épisode précédent de la newsletter : Manipulée. Je pense que A. a décelé ma brèche, le manque de confiance en moi que je trimballe en bandoulière depuis des années, une faiblesse, une mésestime et a décidé d’y pénétrer pour me manipuler comme un pantin. Si je n’avais pas été si vulnérable, il n’aurait pas pu le faire, si je m’étais montrée plus ferme, il aurait renoncé.

C’est un peu ce que je fais passer à travers le personnage de Camille dans mon dernier manuscrit :

“Dans un monde Darwinien, où la lutte pour le pouvoir et l’argent faisait rage, filouterie et démonstration de force lui apparaissaient comme des voies pertinentes afin d’assurer sa pérennité ainsi que sa survie psychologique. À ses yeux, le grand gagnant, celui qui paradait toujours sur la première marche du podium était forcément le plus vil. Elle avait du caractère oui, mais elle avait été qualifiée de « trop gentille » ou de naïve pendant longtemps. À l’école primaire, elle n’osait pas élever la voix. Elle avait du mal à dire non. Elle trouvait plus facile de sourire et de hocher la tête plutôt que de la secouer et de s’exposer à un conflit, symbole de la scission et du désamour alors qu’elle n’aspirait qu’à la communion. 

         Le lycée l’avait endurcie. La compréhension des comportements humains lui apparaissait avec davantage de limpidité. Par crainte de souffrir de cette sensibilité exacerbée qui la caractérisait si bien, Camille s’était carapaçonnée, elle avait creusé une douve autour de son cœur afin d’éloigner ses ennemis. À dix-sept ans, durant la courte période vestimentaire gothique qu’elle avait expérimentée, elle avait cru au pouvoir de l’intimidation et de l’agressivité, des traits constamment durs, fermés, des aboiements en guise de réponses. La peur qu’elle suscitait lui évitait d’être importunée. À l’aune de sa carrière professionnelle, après maintes désillusions, jalousies diverses et une trahison teintée de délation, tout ça pour une simple promotion, le seul moyen d’être respectée lui semblait être l’application d’une stratégie de défense : elle devait se montrer aussi dure qu’une branche de bambou qui claque sur un dos nu, être futée et affutée, plus que les autres, opportuniste, protéger ses arrières pour réussir, se méfier de ses amis, garder ses ennemis proches, demeurer attentive, flairer l’entourloupe pour être sûre de pouvoir la contrer. En définitive, tout contrôler.”

Avec les années, le revers de la médaille

Le problème du contrôle, c’est qu’il finit par vous posséder et vous empêcher de vivre pleinement. Et dès lors que vous ne contrôlez pas une situation, vous êtes paralysé, votre curseur moral se crypte. Rien ne va plus. Je vis dans un contrôle permanent, je me sens sans cesse sur le qui-vive. Et dire que c’est néfaste est un euphémisme.

L’ordre

Je suis une maniaque de l’ordre. Sur le papier c’est chouette. Chez moi, j’aime que tout soit rangé à sa place avant de commencer une tâche. J’ai besoin que mon appartement soit propre, que les éléments de ma To Do liste ménagère soient cochés avant de pouvoir commencer quelque chose qui va nécessiter du jus intellectuel. Le problème c’est qu’aujourd’hui, je suis tellement dans le contrôle que je n’arrive plus à lâcher prise. Si mon appartement n’est pas rangé et nettoyé, je ne peux pas commencer à travailler. Il faut que tout soit parfait.

Si j’organise un dîner ou une soirée et que, lorsque les invités partent, l’appartement est en bordel, quelque chose se hérisse en moi et une folle pulsion, celle de tout ranger avant d’aller me coucher, me saisit, comme le démon qui possède le protagoniste d’un film d’exorcisme. Ça me démange, ça ma titille, ça me gratte l’âme et j’ai beau essayé de résister, j’ai l’impression de manquer de souffle si je ne RANGE PAS ! Vous allez me dire, jusqu’ici, ce n’est pas très grave, au moins, j’ai un chez-moi clean. Non ?

L’incertitude

J’ai des difficultés à supporter une incertitude, une situation à l’issue floue. J’ai besoin de savoir. Et si je ne sais pas mon cerveau fait des nœuds, des nœuds et des nœuds jusqu’à me rendre folle. Je suis paralysée par l’incertitude, littéralement, je tourne comme un lion en cage et c’est très problématique : l’angoisse de l’incertitude peut me ronger jusqu’à me laisser apathique, incapable d’accomplir la moindre tâche. Lorsque j’en discute avec ma psy, elle m’explique que je “frise”. J’essaye de travailler dessus en thérapie et d’apprendre à lâcher prise, car c’est assez handicapant.

La vulnérabilité montrée à ses proches

J’ai du mal à me montrer vulnérable auprès de mes proches. C’est ridicule, absurde, dément, mais il y a un vrai blocage. J’ai toujours tendance à me dire “Tout va bien, on ne dit jamais quand ça va mal, on ne montre jamais quand ça va mal, on reste digne, la tête haute, en toutes circonstances”, mais du coup, je garde tout en moi, toutes mes douleurs, mes secrets, et lorsque ça ne va pas, je fais comme si de rien n’était et puis ça finit par sortir de moi, sans que je ne puisse rien faire, ça suinte comme le pus d’une énorme plaie sur laquelle on a positionné un petit pansement ridicule. Depuis peu, j’arrive à m’ouvrir davantage à mes amies, et à être honnête lorsque le moral est bas, mais ça m’a pris environ… 34 ans.

Amsterdam

Ce besoin de contrôle a aussi petit à petit, commencé à m’entraver dans ma vie personnelle. Lorsque je bois trop d’alcool et que je sens que je ne me contrôle plus mes faits et gestes, j’angoisse. J’angoisse parce que tout d’un coup je sens qu’une partie de moi perd le contrôle. Et ne parlons même pas de la drogue.

Il y a quatre ans, j’ai visité Amsterdam pour la première fois avec mon copain. Sur place, nous avons acheté un space cake, dont j’ai mangé un minuscule morceau. Quelques dizaines de minutes après l’avoir avalé, j’ai commencé à subir les vagues d’une crise de claustrophobie dans un restaurant en sous-terrain. Lorsque nous sommes sortis du restaurant, j’avais l’impression d’être claustrophobe à l’air libre, c’est-à-dire que le ciel me semblait trop proche de ma tête. Le fait de tout percevoir à travers le filtre de la drogue m’a rendue zinzin : j’ai perdu le contrôle et je n’arrivais plus à arrêter l’effet du brownie, puisqu’il avait été ingéré, et j’étais convaincue que je n’allais jamais sortir de ce “trip”. C’est un peu ce qui s’est passé, je suis restée dans un état de déréalisation (définition ci-dessous) pendant des semaines et des semaines. Je n’ai pas réussi à prendre le métro sereinement pendant longtemps : l’étroitesse de la rame décuplait mon angoisse, je me sentais prisonnière, sans issue de secours. J’avais toujours besoin d’être près de la porte, d’avoir une issue de secours à vue, une fenêtre, une sortie, pour me sentir bien. Le contrôle, encore le contrôle… D’ailleurs, j’ai trouvé un podcast très intéressant sur une femme qui a vécu la même chose, mot pour mot que moi. C’est un podcast de Transfert et c’est juste ici pour ceux qui veulent l’écouter.


Déréalisation: Le trouble de dépersonnalisation/déréalisation est caractérisé par une sensation persistante ou récurrente de détachement de son propre corps ou de ses propres processus mentaux, en se sentant comme un observateur extérieur de sa propre vie (dépersonnalisation), et/ou par une sensation de détachement de son environnement (déréalisation).

En en discutant avec ma psy, elle m’a dit que c’était la perte de contrôle qui m’avait effrayée, et non la drogue (la dose était minime). Le fait de perdre le contrôle m’avait déboussolée, je n’arrivais pas à me laisser aller, je n’arrivais pas à accepter de lâcher prise, j’avais peur de rester bloquée, de devenir folle ?

La peur sous-jacente : la folie


Petit à petit, j’ai commencé à me demander ce qui me pesait dans le fait de ne pas avoir le contrôle. J’ai analysé mes expériences passées et il me semble qu’il y a quelque chose de lié à la folie, la peur d’être folle, qui est une peur assez fréquente que j’ai que j’ai rencontrée chez quelques-uns de mes amis, surtout des femmes (peut-être des vestiges de la soi-disant “hystérie” avec laquelle on nous accable depuis que l’on a nos règles ?). Parce qu’être fou, c’est perdre le contrôle, c’est l’antithèse de la raison. Ne me reste plus qu’à travailler à éradiquer cette peur, à la dompter ou à… l’accepter.

Je pourrais encore déblatérer pendant des heures, mais ça commence à faire beaucoup de lecture :)

Voilou.

Les conseils livres de cette semaine

Marguerite et le Mont-Blanc de Michael Sibony : pour les amoureux de la montagne, un très beau livre, poétique, à l’écriture fluide.

Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon : un récit touchant, et une plume… mamama, incroyable ! Même s’il est un peu “over-rated”, je trouve.

Résilience de Hanna Anthony, toujours disponible ;)

À très vite pour une nouvelle newsletter.

Les prochains sujets :

  • le manque de confiance en soi : quand survient le déclic

  • la honte, pourquoi ?

  • d’où vient le charisme ?

Aussi, si vous avez des sujets à proposer, n’hésitez pas à m’écrire !

Bisous et à très vite <3

Hanna

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Par Hanna Anthony

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